Skip to main content

Section 1 Equazioni alla Veneziana

C'est dans l'Italie du XVIème siècle, entre Venise, ville commerciale où parviennent les mathématiques arabes les plus pointues de l'époque, et Bologne, ville universitaire où les mathématiciens s'affrontent en duel 1 , qu'est apparue la nécessité d'inventer de nouveaux nombres aux propriétés si bizarres, que ceux qui les utilisent les appellent "imaginaires" ou "impossibles".

―René Descartes, Géométrie.

Pourquoi, alors, inventer des choses qui n'existent pas ? Pour résoudre des équations cubiques:

\begin{equation*} ax^3+ bx^2 + cx +d =0 \end{equation*}

\(a,b,c,d\) sont des coefficients réels.

Sauf qu'à l'époque, les équations ne se présentent pas comme ça: les quantités \(x\text{,}\)\(x^2\text{,}\) comme les coefficients \(a,b,...\) s'interprètent comme des distances, des aires, des volumes...et sont donc forcément positifs.

Par exemple, l'équation générale de degré 2 qu'on connaît aujourd'hui

\begin{equation*} ax^2+bx+c=0 \end{equation*}

n'existe pas. A la place, il existe 6 catégories d'équations quadratiques différentes, répertoriées par Al-Khwarizmi:

Table 1.1. Parfums disponibles d'équations quadratiques
\(ax^2=bx\) \(\quad\) \(ax^2=c\)
\(ax=c\) \(\quad\) \(ax^2+bx=c\)
\(ax^2+c=bx\) \(\quad\) \(ax^2=bx+c\)

et on les résoud géométriquement.

Résolution par découpage de \(x^2+bx=c\).

Pour résoudre une équation du genre \(x^2+bx=c\) à l'ancienne, on traduit géométriquement la situation: \(x^2\) est l'aire d'un carré de côté \(x\text{,}\) \(bx\) celle d'un rectangle, et la somme des deux nous donne une aire \(c\) qu'on représente comme un carré:

On découpe le rectangle orange en deux:

Ensuite, on réorganise un peu tout ça:

Clairement, il manque quelque chose. On le rajoute:

Mais du coup, maintenant, on a

\begin{equation*} \left(x+\frac{b}{2}\right)^2 = c+\left(\frac{b}{2}\right)^2 \end{equation*}

Ce qui donne

\begin{equation*} x+\frac{b}{2} = \sqrt{c+\frac{b^2}{4}} \end{equation*}

Autrement dit

\begin{equation*} \boxed{x=-\frac{b}{2} + \sqrt{c+\frac{b^2}{4}}} \end{equation*}

Ce qui nous donne une des deux solutions prévues par la bonne vieille formule \(\frac{-b+\sqrt{b^2+4c}}{2}\) pour l'équation \(x^2+bx-c=0\text{.}\)

Résolution par découpage de \(x^2=bx+c\).

Toujours en voyant \(x^2\) comme l'aire d'un carré et \(bx\) celle d'un rectangle, on représente \(x^2=bx+c\) par:

Puisque ça a bien marché tout à l'heure, on découpe le rectangle orange en deux, et on découpe le carré rouge \(x^2\) pour y faire apparaître un demi-rectangle orange \(\dfrac{b}{2}x\text{:}\)

Ce qui donne, en séparant les bouts:

A nouveau, il manque un bout au rectangle jaune. On s'empresse de l'ajouter de chaque côté:

Maintenant, les deux rectangles \(\frac{b}{2}x\) apparaissent de chaque côté, donc les termes restants doivent être égaux:

Si on repasse au calcul, on a donc

\begin{equation*} \left(x-\frac{b}{2}\right)^2 = c+\left(\frac{b}{2}\right)^2 \end{equation*}

Ce qui donne

\begin{equation*} x-\frac{b}{2} = \sqrt{c+\frac{b^2}{4}} \end{equation*}

Autrement dit

\begin{equation*} \boxed{x=\frac{b}{2} + \sqrt{c+\frac{b^2}{4}}} \end{equation*}

Ce qui, de nouveau, nous fait retomber sur la solution \(\frac{b+\sqrt{b^2+4c}}{2}\) pour l'équation \(x^2-bx-c=0\text{.}\)

Un dernier pour la route: \(x^2+c = bx\text{.}\).

Cette fois, on part de \(bx\text{,}\) qui est forcément plus grand que \(x^2\) puisque \(c\) est, comme tout le monde, positif.

On représente \(bx\) comme un rectangle, qu'on découpe pour y faire apparaître \(x^2\text{:}\)

Pour ne pas changer, on découpe le rectangle orange en deux rectangles \(\dfrac{bx}{2}\text{:}\)

On réorganise le \(bx\text{,}\) et on se rappelle qu'il est censé être égal à \(x^2+c:\)

On a le même carré rouge \(x^2\) de chaque côté, donc les termes restants doivent être égaux. Et comme toujours, la forme presque carrée à gauche supplie pour être complétée, ce qu'on fait donc:

Et cette fois, en repassant aux expressions algébriques, on trouve:

\begin{equation*} \left(\frac{b}{2}\right)^2 = c + \left(\frac{b}{2}-x\right)^2 \end{equation*}

donc

\begin{equation*} \left(\frac{b}{2}-x\right)^2 = \frac{b^2}{4} - c \end{equation*}

Là, contrairement à d'habitude, il se pourrait qu'on tombe sur un os: si \(c\) est plus grand que \(\dfrac{b^2}{4}\text{,}\) on ne peut pas prendre la racine carrée.

Mais si on reprend le découpage de \(bx\text{,}\) on a:

Si on complète le carré de côté \(\dfrac{b}{2}\) :

On a donc le découpage:

Et donc, pas d'inquiétude à avoir : \(c \lt \left(\frac{b}{2}\right)\text{.}\)

On pourrait quand même avoir un doute: cette construction ne marche que si \(x \lt \dfrac{b}{2}\text{.}\)

Cela dit, si \(x \gt \dfrac{b}{2}\text{,}\) on peut découper un carré de côté \(x\) comme ceci :

Il manque un carré bleu pour avoir deux rectangles d'aire \(\dfrac{b}{2}x\text{,}\) donc on l'ajoute de chaque côté:

Avec deux rectangles d'aire \(\dfrac{b}{2}x\text{,}\) cela fait donc \(bx\text{.}\) Or \(bx=x^2+c\text{,}\) donc on peut remplacer les deux rectangles par \(x^2+c\text{:}\)

Les deux carrés rouges ont la même aire, donc on doit avoir aussi:

Autrement dit, \(c \leq c + \left(x-\dfrac{b}{2}\right)^2 = \left(\frac{b}{2}\right)^2\text{,}\) et donc \(c\) est bien plus petit que \(\left(\frac{b}{2}\right)^2\text{.}\)

On peut donc terminer le calcul:

\begin{gather*} \left(\frac{b}{2}-x\right)^2 = \frac{b^2}{4} - c \\ \frac{b}{2}-x = \sqrt{\frac{b^2}{4} - c} \\ x = \frac{b}{2}- \sqrt{\frac{b^2}{4} - c} \end{gather*}

Ce qui nous donne, encore une fois, l'une des deux réponses de la formule classique.

Pour les mathématiciens de l'époque, la question des polynômes de degré 2 était donc réglée: d'accord, les équations comme \(x^2+3=0\) n'avaient pas de solutions, mais c'est bien normal puisqu'aucun carré de côté \(x\text{,}\) auquel on ajoute une zone d'aire 3, ne va donner une aire nulle. Et plus généralement, les équations comme \(x^2+1=x\) n'ont pas de solution, car la géométrie du problème conduit à une absurdité:

On ne va pas chercher des solutions là où il est clair qu'il n'y en a pas ! Et même avec nos notations et représentations modernes, il n'y a rien d'alarmant à ce que \(x^2+3=0\) ou \(x^2-x+1=0\) n'aient pas de solutions:

En fait, c'est même plutôt rassurant.

Non, ce qui prive de sommeil les mathématiciens de la Renaissance italienne, ce sont les équations cubiques, c'est à dire de degré 3, comme

\begin{equation*} x^3 +3x^2 + x +12 \end{equation*}

Le mathématicien persan Omar Khayyam les a étudiées en profondeur au 12ème siècle: il les a triées en 19 types suivant leur nombres de termes :

  • 3 types d'équations à deux termes (\(x^3=a,x^3=ax,x^3=ax^2\)),

  • 9 types d'équations à trois termes (\(x^3+bx^2=a, x^3=bx+a,x^3+a=bx^2\text{,}\)etc)

  • et 7 types d'équations à 4 termes (\(x^3+cx^2+bx=a,x^3+cx^2=bx+a\text{,}\) etc.)

Il en a donné des solutions géométriques, mais reconnaît qu'il manque un algorithme purement arithmétique pour trouver la solution, si elle existe, à partir des coefficients, comme Al-Khwarizmi l'avait fait pour les équations quadratiques.

Nous avons cherché à exprimer ces racines par l'algèbre, mais nous avons échoué. Peut-être ceux qui viendront après nous y parviendront-ils.

Ce n'est qu'au XVIème siècle, en Italie, que les travaux de Scipione Del Ferro et de Niccolo Tartaglia, publiés dans l'Ars Magna de Cardan, fournirent enfin une réponse...du moins pour les équations du type \(x^3 + cx = d\text{.}\)

Figure 1.2. Le Bon (Omar Khayyam)
Figure 1.3. La Brute (Tartaglia)
Figure 1.4. Le Truand (Cardano)

Alors, comment résoudre une équation cubique alla Tartaglia ? Un peu comme une équation quadratique, sauf que maintenant, on va découper des cubes. 4 

Résolution de \(x^3+cx=d\) par découpage des cubes..

On souhaite résoudre \(x^3+cx=d\text{,}\) ce qui s'interprète comme le volume d'un cube de côté \(x\text{,}\) auquel on ajoute un volume \(cx\) (par exemple un parallélépipède dont l'aire de la base serait \(c\) et la hauteur \(x\)), et ça doit donner un certain volume fixé \(d\) :

Pour obtenir cette décomposition, on va prendre un cube de côté \(x\) et on va l'agrandir légèrement, en rajoutant une longueur \(y\) dans toutes les directions. On obtient un nouveau cube de côté \(z=x+y\text{:}\)

On peut découper ce grand cube en plusieurs morceaux: un cube de côté \(x\) (en rouge), 3 parallélépipèdes \(y\times y\times x\) (en violet), 3 parallélépipèdes \(y\times x\times x\) (en orange) et un cube de côté \(y\) (en bleu) :

 5 

Maintenant, pour obtenir un volume de base \(c\) et de hauteur \(x\text{,}\) on réunit les 3 parallélépipèdes violets et les 3 orange:

Pour que ça marche, il faut qu'on choisisse \(y\) de façon à ce que l'aire de la base \(3yz\) soit égale à \(c\text{.}\)

Si on fait ça, notre décomposition du grand cube donne:

Si on compte les volumes, on a donc:

\begin{equation*} z^3 = x^3 + cx +y^3 \end{equation*}

Or, \(x^3+cx = d\text{:}\)

\begin{equation*} z^3 = d + y^3 \end{equation*}

et on a aussi c \(3yz=c\text{,}\) donc \(z=\dfrac{c}{3y}\text{.}\) Du coup:

\begin{equation*} \dfrac{c^3}{27y^3} = d + y^3 \end{equation*}

ce qui donne

\begin{equation*} \dfrac{c^3}{27} = dy^3 + y^6 \end{equation*}

ou encore, en notant \(Y=y^3\text{,}\)

\begin{equation*} Y^2 + d Y = \dfrac{c^3}{27} \end{equation*}

Mais ça, c'est une équation quadratique, et on sait que "la" solution est:

\begin{equation*} Y=-\dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}} \end{equation*}

On a donc

\begin{equation*} y = \sqrt[3]{Y}= \sqrt[3]{-\dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}}} \end{equation*}

et, comme \(z^3=d+y^3\text{,}\)

\begin{equation*} z^3 = d -\dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}} = \dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}} \end{equation*}

donc

\begin{equation*} z = \sqrt[3]{\dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}}} \end{equation*}

et on obtient enfin la solution de l'équation:

\begin{equation*} \boxed{x = z - y = \sqrt[3]{\dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}}}-\sqrt[3]{-\dfrac{d}{2}+\sqrt{\frac{c^3}{27}+\frac{d^2}{4}}}} \end{equation*}

La méthode de Tartaglia permer, en théorie, de trouver une solution à toutes les équations cubiques, et sa formule dans l'Ars Magna de Cardan semblait être le dernier mot sur la question. Cardan avait noté que, pour certaines équations cubique du type \(x^3=cx+d\text{,}\) la méthode exige de trouver une solution pour une de ces équations quadratiques du type \(x^2+c = bx\) avec \(c \gt \dfrac{b^2}{4}\text{...}\)alors qu'on sait qu'elles n'en ont pas.

C'est Bombelli qui finit par solutionner le problème, essentiellement en l'ignorant royalement.

Résolution par découpage de cubes de \(x^3=cx+d\text{.}\).

Cette fois, l'équation nous amène à décomposer un grand cube de côté \(x\) en un parallélépipède de base \(c\) et de hauteur \(x\text{,}\) plus un volume constant \(d\) fixé à l'avance.

On va donc partir de ce grand cube de côté \(x\text{,}\) et le découper en séparant le côté \(x\) en deux longueurs plus petites \(u\) et \(v\text{,}\) qu'on déterminera plus tard. On obtient le même genre de découpage que précédemment, quand on avait agrandi le cube \(x^3\)

Pour obtenir un volume ce base d'aire \(c\text{,}\) et de hauteur \(x\text{,}\) on utilise les parties du grand cube qui ne sont dans aucun des deux petits cubes vert et bleu:

Pour que ce solide ait une aire de \(cx\text{,}\) il faut que sa base soit d'aire \(c\text{,}\) autrement dit \(3uv=c\text{.}\) On choisit donc \(u\) et \(v\) pour que ce soit le cas.

On a donc obtenu la décomposition suivante de \(x^3\) :

Algébriquement, ça nous donne

\begin{equation*} x^3 =(u+v)^3= u^3 + cx + v^3 \end{equation*}

Or \(x^3=cx+d\) , donc on trouve

\begin{equation*} cx + d = u^3+cx+v^3 \leadsto d=u^3+v^3 \end{equation*}

Comme \(3uv=c\text{,}\) on en déduit que \(v=\dfrac{c}{3u}\text{,}\) donc

\begin{equation*} d = u^3 + \left(\dfrac{c}{3u}\right)^3 = u^3+\dfrac{c^3}{27u^3} \end{equation*}

En multipliant cette égalité par \(u^3\) on trouve

\begin{equation*} u^6 + c^3 = du^3 \end{equation*}

ou encore, en notant \(U=u^3\text{,}\)

\begin{equation*} U^2+\dfrac{c^3}{27}=dU \end{equation*}

Et ça, comme on a vu, on sait le résoudre: si \(\dfrac{c^3}{27}\lt \dfrac{d^2}{4}\text{,}\) on trouve

\begin{align*} U\amp=\frac{d}{2}-\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}}\\ \leadsto u\amp = \sqrt[3]{\frac{d}{2}-\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}}} \end{align*}

Et du coup, comme \(d=u^3+v^3\) on trouve

\begin{align*} v^3 = d-u^3 \amp= d- \frac{d}{2}+\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}} =\frac{d}{2}+\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}}\\ \leadsto v\amp = \sqrt[3]{\frac{d}{2}+\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}}} \end{align*}

Ce qui donne, en fin de compte,

\begin{equation*} \boxed{x=u+v= \sqrt[3]{\frac{d}{2}-\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}}}+ \sqrt[3]{\frac{d}{2}+\sqrt{\dfrac{d^2}{4}-\dfrac{c^3}{27}}}} \end{equation*}

Facile, merci Niccolo.

...enfin, sauf si \(\dfrac{c^3}{27}\gt \dfrac{d^2}{4}\text{.}\)

On pourrait se dire que, dans ce cas, il n'y a tout simplement pas de solution à \(x^3 = cx +d \text{:}\) comme on a vu, il y a des équations qui n'ont pas de solution, puisqu'elles ne décrivent aucune situation géométrique.

L'ennui, c'est que ce n'est pas le cas: prenons par exemple l'équation \(x^3 = 15x +4\text{.}\) Il y a une solution positive: 4, et aussi deux autres solutions négatives:

Mais si on applique la méthode de Tartaglia, on trouve

\begin{equation*} 3uv = 15, u^3 + v^3 = 4 \end{equation*}

donc

\begin{equation*} v = \frac{u}{5}, u^3+\dfrac{125}{u^3}=4 \end{equation*}

ce qui donne

\begin{equation*} u^6+125 = 4u^3 \leadsto U^2+125 = 4U \end{equation*}

Avec notre méthode al-jabriste:

Ce qui semble mal parti: il faudrait que \((U-2)^2 + 121 =0\text{.}\)

Comment Bombelli s'est-il sorti de ce problème ? En faisant comme s'il n'y en avait pas. Il prit allègrement la racine carrée de \(-121\text{;}\) mais comme la notation \(\sqrt{-121}\) est décidément trop...non, il nota sa solution "Piu di meno R.q. 121", où R.q., "Radice Quadrata", désigne la racine carrée.Son "piu di meno" est maintenant noté \(i\text{,}\) et c'est là que naissent les nombres complexes. Il introduisit aussi un "meno di meno" qui est devenu notre \(-i\text{.}\)

Figure 1.5. Le manuscrit de Bombelli

Ou, comme Bombelli les appelait, les nombres "plus sophistiqués que réels" : pour lui, ces nombres étaient une simple aide de calcul, sans signification, qui permettent d'aboutir à la solution.

En utilisant des notations plus modernes, il trouve \(U=u^3=2+i\sqrt{121}=2+11i\) et \(v^3=4-u^3 = 2-11i\text{.}\)

Bombelli n'explique pas comment il a déterminé les racines cubiques de ces "nombres sophistiqués", mais ce qu'il remarqua, c'est qu'ensuite, quand on somme \(u\) et \(v\) pour trouver \(x\text{,}\) les \(i\) doivent se simplifier, pour donner une "vraie" réponse. On peut donc imaginer qu'il savait que \(u\) et \(v\) devaient être de la forme \(a+bi\) et \(c-bi\text{,}\) et qu'il a ensuite cherché \(a,b,c\) tels que

\begin{gather*} (a+ib)^3= a^3 + 3ia^2b + 3a(ib)^2+ (ib)^3 = 2+11i\\ (c-ib)^3= c^3 - 3ic^2b + 3a(-ib)^2+ (-ib)^3 = 2-11i \end{gather*}

Bombelli avait aussi déterminé les règles de manipulations de ses nombres sophistiqués:

"Piu di meno par piu di meno, fait moins" (donc \(i\times i = -1\))
"Piu di meno par meno di meno, fait plus" (donc \(i\times (-i) = 1\))
"Meno di meno par piu di meno, fait plus" (donc \((-i)\times i = 1\))
"Meno di meno par meno di meno, fait moins" (donc \((-i)\times (-i) = -1\))
Bombelli, Algebra (1572)

ce qui lui donne

\begin{align*} (a^3 -3ab^2) + (3a^2b -b^3)i \amp= 2+11i\\ (c^3 -3cb^2) + (-3c^2b + b^3)i \amp= 2-11i\\ \leadsto a(a^2-3b^2) = c(c^2-3b^2)\amp=2,\\ b(3a^2-b^2)=b(3c^2-b^2)\amp=11 \end{align*}

De là, on trouve que \(a=c\text{,}\) puis, probablement par tâtonnements, Bombelli parvint à \(a=2\) et \(b=1\) (peut-être parce que, 2 et, donc

\begin{equation*} u=2+i, v=2-i \text{ et } x = u+v = 4 \end{equation*}

la solution attendue.

Ce n'est donc pas pour résoudre les équations de degré 2 que les nombres complexes étaient devenus indispensables: les équations étant interprétées géométriquement, il n'y a rien d'alarmant à ne pas toujours trouver une solution. Pas plus que si on ne trouve rien en cherchant les points d'intersection de deux droites parallèles.

En revanche, il est alarmant de ne pas trouver la solution pour une équation cubique alors qu'on sait qu'elle existe, tout ça pour une bête histoire de racine carrée d'un nombre négatif, qui disparaît dans le résultat final.

Vu comme ça, il ne semble plus si obscène d'utiliser temporairement, et sans prétention d'interprétation, des signes comme \(\sqrt{-121}\text{,}\) ou, moins inquiétant, "p. di m. 121".

Pour Bombelli, Cardan, et plus généralement les mathématiciens d'avant le XVIIIème siècle, ces nombres ne sont que des raccourcis de calculs, utiles mais douteux. Et certains mathématiciens refusent carrément de les utiliser.

Parmi ceux-là, on peut notamment citer François Viète, qui propose une autre résolution des équations cubiques par trisection d'un angle.

La méthode de résolution de François Viète repose elle aussi sur la géométrie, mais de façon complètement différente. Au lieu de découper des cubes, on fait le lien avec une autre formule de géométrie qui fait intervenir des cubes, la formule de triplement de l'angle découverte par Al-Kashi:

\begin{equation*} \cos(3\theta) = 4\cos^3(\theta)- 3\cos(\theta) \end{equation*}

Pour appliquer ça à la résolution d'une équation cubique \(x^3 = px+q\text{,}\) Viète propose donc de commencer par la transformer en quelque chose comme \(4y^3 = 3y +c\text{.}\)

Tout d'abord, notons qu'on peut, sans la modifier,multiplier l'équation par n'importe quel nombre non nul \(\alpha\text{:}\)

\begin{equation*} \alpha x^3 = \alpha px + \alpha q \end{equation*}

Deuxièmement, si on pose \(x = \beta y\text{,}\) on trouve

\begin{equation*} \alpha\beta^3 y^3 = \alpha\beta p y + \alpha q \end{equation*}

Plus qu'à s'arranger pour que \(\alpha \beta^3 = 4, \alpha \beta p = 3\text{.}\) En divisant la première par la deuxième, on trouve \(\beta^2 = \dfrac{4p}{3}\text{,}\) donc \(\beta = 2\sqrt{\dfrac{p}{3}}\text{,}\) et \(\alpha = \dfrac{3}{\beta p} = \sqrt{\dfrac{27}{4p^3}}\text{.}\) En fin de compte:

\begin{equation*} x=\sqrt{\frac{4p}{3}}y,\ 4y^3 = 3y + q \sqrt{\dfrac{27}{4p^3}}. \end{equation*}

Mais du coup, d'après la formule d'Al-Kashi, si on pose \(y=\cos(\theta)\text{,}\) on a donc

\begin{equation*} \cos(3\theta) = 4\cos^3(\theta)- 3\cos(\theta) = 4y^3-3y = q \sqrt{\dfrac{27}{4p^3}} \end{equation*}

\(\leadsto\) Il s'agit maintenant de trouver un angle \(\theta\) tel que

\begin{equation*} \cos(3\theta) = \sqrt{\dfrac{27q^2}{4p^3}} \end{equation*}

et la solution sera alors \(x=\sqrt{\frac{4p}{3}} \cos(\theta)\text{.}\)

Pour qu'on puisse faire ça, il faut que \(\sqrt{\dfrac{27q^2}{4p^3}}\) corresponde à un cosinus, autrement dit qu'il soit plus petit que 1. Mais ça donne:

\begin{equation*} \sqrt{\dfrac{27q^2}{4p^3}} \leq 1 \iff \dfrac{27q^2}{4p^3} \leq 1 \iff \dfrac{q^2}{4} \leq \dfrac{p^3}{27} \end{equation*}

La méthode de Viète donne de solutions sans nombres suspects si \(\dfrac{q^2}{4} \leq \dfrac{p^3}{27}\text{,}\) et la formule de Cardan-Tartaglia donne une solution sans nombres suspects du moment que \(\dfrac{q^2}{4} \geq \dfrac{p^3}{27}\text{.}\)

Donc, du point de vue de Viète, aucune raison d'utiliser ces quantités impossibles.

Mais ce tour de magie calculatoire se propagea pour simplifier toutes sortes de problèmes, de la factorisation des polynômes au découpage d'angles en angles égaux, en passant par la classification des courbes....tout en continuant à être traités avec méfiance et circonspection.

Leibniz, par exemple, qualifia \(\sqrt{-1}\) comme "un amphibien entre existence et non-existence". Deux siècles après l'Algèbre de Bombelli, Euler inventa la notation \(i\) pour la "racine carrée de \(-1\)", mais il n'est toujours pas à l'aise avec ces nombres bizarres:

Toutes les expressions comme \(\sqrt{-1},\sqrt{-2}\text{,}\) etc., sont des nombres imaginaires ou impossibles, puisqu'ils représentent les racines de quantités négatives; et de tels nombres, on peut affirmer qu'ils ne sont pas zéro, ni plus grands que zéro, ni plus petits que zéro, ce qui montre bien qu'ils sont imaginaires ou impossibles.

―Euler, 1770

...Et il n'a pas tort : où mettre ces racines carrées de -1 ?

Ce sont Wessel et Argand, dans l'anonymat le plus total, qui apporta la première réponse satisfaisante. Mais il fallut qu'une célébrité comme Gauss s'y intéresse, pour que les nombres complexes obtiennent enfin un vrai statut, appuyé par une interprétation géométrique aussi simple qu'élégante, le plan complexe.

www.reddit.com/r/todayilearned/comments/llibju/til_math_duels_were_common_in_italy_in_the_1500s
mathshistory.st-andrews.ac.uk/Biographies/Tartaglia/quotations/
mathshistory.st-andrews.ac.uk/HistTopics/Tartaglia_v_Cardan/
L'équipe technique reconnaît que les figures sont quelque peu, disons, approximatives, et s'excuse par avance des maux de têtes encourus.
Remarque: c'est une représentation graphique de la formule du binôme \((x+y)^3=x^3+3 x^2y+3xy^2+y^3\text{.}\)