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Section 1.3 Limites (!) de l'intégrale de Riemann

Si elle fournit une approche intuitive et satisfaisante de l'aire sous la courbe des fonctions régulières, l'intégrale de Riemann a un champ d'application plutôt restrictif. On rencontre des difficultés dans les cas plus compliqués:

Par exemple, la fonction indicatrice des rationnels sur \(\rbb 0,1\lbb \) n'est pas Riemann intégrable. En effet, pour toute subdivision \(\sigma\) de \(\rbb 0,1\lbb \text{,}\) chaque sous-intervalle \(\lbb t_i, t_{i+1}\rbb \) contient à la fois un rationnel et un irrationnel. Donc,

\begin{equation*} \begin{cases} \text{ Pour tout } i, \inf_{\rbb t_i,t_{i+1}\lbb } \mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb } = 0 \text{ donc } I^-(\mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb }, \sigma) =0\\ \text{ Pour tout } i, \sup_{\rbb t_i,t_{i+1}\lbb } \mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb } = 1 \text{ donc } I^+(\mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb },\sigma) =1 \end{cases} \end{equation*}

et \(I^+(\mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb })\) est donc irrémédiablement différent de \(I^-(\mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb })\text{.}\)

Cet exemple peut sembler capillotracté, mais il montre que les restrictions sur le passage à la limite dans les intégrales ne peuvent pas être facilement levées:

Considérons une fois encore les rationnels de \(\rbb 0,1\lbb \text{.}\) Il s'agit d'un ensemble dénombrable, on peut donc l'énumérer: notons \(r_1, r_2,\dots\) les éléments de \(\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb \text{.}\) Pour \(n \in \mathbb N^*\text{,}\) on pose

\begin{equation*} f_n:x \in \rbb 0,1\lbb \mapsto \begin{cases} 1 \text{ si } x\in \{r_1,\dots,r_n\}\\ 0 \text{ sinon.} \end{cases} \end{equation*}

Alors \(f_n\) est nulle partout, sauf en un nombre fini de points. On obtient donc que, pour tout \(n\geq 1\text{,}\) \(\int_0^1 f_n(t)dt =0\text{.}\) D'un autre côté, pour tout \(x\in \rbb 0,1\lbb \text{,}\) \(f_n(x) \rightarrow \mathbb{1}_{\mathbb Q \cap \rbb 0,1\lbb }(x)\text{:}\) la fonction "limite" n'est pas intégrable. Ce qui attriste beaucoup les analystes.

Les ennuis ne s'arrêtent pas là: le traitement des fonctions non bornées requiert un procédé de passage à la limite qui s'effondre s'il y a trop de points de tension.

Considérons maintenant la suite de fonctions

\begin{equation*} g_n:x \in \rbb 0,1\lbb \mapsto \begin{cases} \frac1{\sqrt{x-r_k}} \text{ si } x> r_k\\ 0 \text{ sinon.} \end{cases} \end{equation*}

Chacune de ces fonctions est intégrable sur \(\rbb 0,1\lbb \) (au sens où les intégrales impropres \(\int_0^{r_n}g_n(t)dt\) et \(\int_{r_n}^1g_n(t)dt\) convergent), et leur intégrale est majorée par 2. Considérons la fonction

\begin{equation*} g:x \in \rbb 0,1\lbb \mapsto \sum_{k\geq 1}\frac{g_k(x)}{2^k} \end{equation*}

Alors \(g\) n'est bornée sur aucun sous-intervalle, donc n'est pas localement intégrable sur \(\rbb 0,1\lbb \text{.}\) Pourtant, on a l'impression que son intégrale devrait exister (et être plus petite que 2).

Enfin, le théorème fondamental de l'analyse ne marche que dans un sens: en intégrant une fonction continue, on tombe sur une primitive. Mais inversement, si l'on part de \(F: \rbb a,b\lbb \rightarrow \mathbb R\) dérivable, il semblerait naturel que

\begin{equation*} F(x)=\int_a^x F'(t)dt +C \end{equation*}

Et pourtant:

Définissons \(F\) sur \(\rbb 0,1\lbb \) par

\begin{equation*} F(x)= \begin{cases} x^{\frac32}\sin\left(\frac1x\right) \text{ si } x\neq 0,\\ 0 \text{ si } x=0. \end{cases} \end{equation*}

Alors \(F\) est continue et dérivable sur \(\rbb 0,1\lbb \text{,}\) mais sa dérivée n'est pas bornée, et donc pas Riemann-intégrable. Pour toujours plus de problèmes, voir aussi la fonction de Volterra 1 .

C'est en fait cette dernière difficulté qui motive le texte fondateur de Lebesgue, publié en 1901 dans les Comptes-rendus de l'Académie des Sciences de Paris. Dans cette courte note, dont la lecture vaut le détour 2 , il pose les bases d'une nouvelle façon de calculer l'aire sous la courbe des fonctions.

Le trait de génie de Lebesgue repose sur l'idée de découper différemment l'intervalle de définition de la fonction \(f\text{.}\) Plutôt que de découper en sous intervalles \(\{x\,|\,t_i \lt x \lt t_{i+1}\}\text{,}\) on le découpe suivant les valeurs de \(f\text{:}\) \(\{x\,|\,y_i \lt f(x) \lt y_{i+1}\}\text{.}\) Autrement dit, on découpe \(f(I)\) en sous-intervalles \(\rbb y_i, y_{i+1}\lbb \text{,}\) et on approche \(f\) par une fonction constante sur \(f^{-1}(\rbb y_i, y_{i+1}\lbb )\text{.}\)

On garde ainsi l'approche par des fonction "constantes par morceaux", mais en tenant mieux compte des spécificités de la fonction. Vu sous cet angle, puisque \(\mathbb{1}_\mathbb Q\) ne prend que deux valeurs, on devrait pouvoir s'en sortir !

Figure 1.3.5. Intégration de Riemann et de Lebesgue. Produit par Our World In Data COVID-19 Data Explorer 3  (JHU-CSSE, Original data source is Johns Hopkins University CSSE COVID-19 Data_, CC BY-SA 4.0 4 , Lien 5 

Mais, pour garder l'analogie des aires de "rectangles", il faut pouvoir calculer la longueur de la "base" \(f^{-1}(\rbb y_i, y_{i+1}\lbb )\text{,}\) qui n'est plus un intervalle mais un sous-ensemble, a priori quelconque, de \(\mathbb R\text{.}\) Et c'est là que les choses se corsent...

fr.wikipedia.org/wiki/Fonction_de_Volterra
www.math.ru.nl/werkgroepen/gmfw/bronnen/lebesgue1.html
ourworldindata.org
creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0
commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=115959241