Section 4.3 Mesure de Borel sur \((\mathbb R, \mathscr B(\mathbb R))\)
On dispose maintenant du cadre nécessaire pour régler notre problème de la section Section 2.3. Plus précisément, on va montrer que la mesure extérieure, restreinte aux boréliens de \(\mathbb R\), définit bien une mesure sur \(\mathbb R\text{.}\) En particulier, elle vérifie l'additivité.
Théorème 4.3.1.
La mesure extérieure définie en Définition 2.1.1, restreinte à la tribu de Borel \(\mathscr B(\mathbb R)\text{,}\) définit une mesure \(\lambda: \mathscr B(\mathbb R) \rightarrow \rbb 0,\infty\lbb \text{,}\) invariante par translation et telle que pour tout intervalle ouvert \(I\text{,}\) \(\lambda(I)=\ell(I)\text{.}\)
C'est la seule mesure sur \((\mathbb R, \mathscr B(\mathbb R))\) ayant ces propriétés; on l'appelle mesure de Borel.
On sait déjà que la mesure extérieure de \(\emptyset\) est 0, qu'elle est invariante par translation, et qu'elle généralise la longueur des intervalles. Il ne nous reste qu'à prouver l'additivité (ainsi que l'unicité, voir le lemme Lemme 4.4.10).
La preuve suit le plan suivant. On montre successivement:
Pour \(A, U \subset \mathbb R\) disjoints, avec \(U\) ouvert, \(|A \cup U| = |A| + |U|\text{.}\)
Pour \(A, F \subset \mathbb R\) disjoints, avec \(F\) fermé, \(|A \cup F| = |A| + |F|\text{.}\)
(Approximation des boréliens par les fermés) Pour tout borélien \(B\text{,}\) pour tout \(\varepsilon >0\text{,}\) il existe un fermé \(F \subset B\) tel que \(|B\setminus F| \lt \varepsilon\text{.}\)
Pour \(A, B \subset \mathbb R\) disjoints, avec \(B\) borélien, \(|A \cup B| = |A| + |B|\text{.}\)
La mesure extérieure vérifie l'additivité dénombrable sur \(\mathscr B(\mathbb R)\text{.}\)
Puisqu'on sait déjà que la mesure extérieure est sous-additive, dans les étapes 1,2 et 4, il suffit en fait de montrer l'inégalité \(\boxed{\geq}\text{.}\)
Y'a plus qu'à.
Etape 1.
Si \(|U| = \infty\text{,}\) le résultat est immédiat. Supposons donc que \(|U|\lt \infty\text{.}\)
-
Si \(U= \lbb a,b\rbb \text{,}\) on peut supposer que \(a,b \notin A\) (quitte à ôter ces deux points de \(A\text{,}\) ce qui ne change pas sa mesure extérieure). Soit \((I_n)_n\) une suite d'intervalles tels que \(A \cup U \subset \bigcup_n I_n\text{.}\) On pose
\begin{equation*} J_n = I_n\, \cap\ \lbb -\infty,a\rbb \quad K_n = I_n\, \cap\, \lbb a,b\rbb \quad L_n = I_n\, \cap\, \lbb b, +\infty\rbb \end{equation*}de sorte que, puisque \(A\) et \(U\) sont disjoints,
\begin{equation*} U=\lbb a,b\rbb \subset K_1\cup K_2\ldots \quad \text{et} \quad A\subset J_1\cup L_1\cup J_2\cup L_2\ldots. \end{equation*}On a, pour tout \(n\in\mathbb N\text{,}\) \(\ell(I_n)=\ell(J_n)+\ell(K_n)+\ell(L_n)\text{,}\) donc
\begin{equation*} \sum_{n\geq 0}\ell(I_n) = \sum_{n\geq 0}(\ell(J_n)+\ell(L_n))+\sum_{n\geq 0}\ell(K_n)\geq |A|+|U| \end{equation*}donc
\begin{equation*} |A\cup U|=\inf\left\{\sum_{n\geq 0}\ell(I_n), A \cup U \subset \bigcup_n I_n\right\}\geq |A|+|U| \end{equation*}comme souhaité.
Par récurrence sur \(n\in \mathbb N^*\text{,}\) on obtient que si \(U=\cup_{k=0}^n I_k\text{,}\) où les \(I_k\) sont des intervalles ouverts disjoints, alors on a encore \(|A\cup U|=|A|+|U|\text{.}\)
-
Maintenant, si \(U\) est un ouvert quelconque de \(\mathbb R\text{,}\) on a vu dans la preuve du lemme \(\ref{lemme:eng_borel}\) que \(U\) est une union dénombrable d'intervalles ouverts \((I_n)_{n\in \mathbb N}\text{,}\) qui vérifient, pour tous \(p,q\text{,}\) soit \(I_p=I_q\text{,}\) soit \(I_p\cap I_q=\emptyset\text{.}\)
Quitte à jeter les doublons, on peut donc supposer que les \((I_n)_n\) sont disjoints. Ainsi, \(U=\bigcup_{n\in\mathbb N}I_n\text{,}\) où les \(I_n\) sont des intervalles ouverts disjoints. Mais alors, pour tout \(N\in \mathbb N\text{,}\) \(A\cup \bigcup_{n=0}^N I_n \subset A\cup U\text{,}\) donc, par monotonie de la mesure extérieure,
\begin{equation*} |A\cup U|\geq \left|A\cup \bigcup_{n=0}^N I_n\right|=|A|+\sum_{n=0}^N \ell(I_n) \end{equation*}En prenant la limite \(N\rightarrow \infty\text{,}\) on obtient bien
\begin{equation*} |A\cup U| \geq |A|+\sum_{n=0}^\infty \ell(I_n)=|A|+|U|. \end{equation*}
Etape 2.
Soit \(F\) un fermé de \(\mathbb R\text{,}\) et \((I_n)_n\) une suite d'intervalles ouverts tels que \(A\cup F\subset \bigcup_n I_n\text{.}\) Mais alors \(U=\bigcup_n I_n\) est un ouvert tel que \(A\subset U\setminus F\text{,}\) donc \(|A|\leq |U\setminus F|\text{.}\)
Or, d'après l'étape 1, \(|U|=|F\cup(U\setminus F)|=|F|+|U\setminus F|\text{,}\) donc
donc, puisque ceci vaut pour toute suite d'intervalles ouverts contenant \(A\cup F|\text{,}\)
Etape 3.
Considérons les sous-ensembles de \(\mathbb R\) qui sont `approximables par des fermés':
Remarquons que \(\mathcal L\) contient, trivialement, tous les fermés de \(\mathbb R\text{.}\) Or, \(\mathscr B(\mathbb R)\) est la plus petite tribu qui contient les fermés, donc, si on montre que \(\mathcal L\) est une tribu, on aura automatiquement \(\mathscr B(\mathbb R)\subset \mathcal L\text{.}\) C'est donc ce que nous allons faire.
-
On commence par montrer que \(\mathcal L\) est stable par intersection dénombrable. Soit donc \((D_n)_n\in\mathcal L^{\mathbb N}\text{;}\) on veut montrer que \(\bigcap_n D_n \in \mathcal L\text{.}\) Soit \(\varepsilon\gt 0\text{.}\) Pour tout \(n\in \mathbb N\text{,}\) puisque \(D_n\in\mathcal L\text{,}\) il existe un fermé \(F_n\subset D_n\) tel que \(|D_n\setminus F_n|\lt \frac{\varepsilon}{2^n}\text{.}\) Alors \(F=\bigcap F_n\) est un fermé inclus dans \(\bigcap_n D_n\text{,}\) et on a
\begin{equation*} \left(\bigcap_n D_n\right) \setminus \left(\bigcap_n F_n\right) \subset \bigcup_n(D_n\setminus F_n) \end{equation*}donc
\begin{equation*} \left|\left(\bigcap_n D_n\right) \setminus F\right| \leq \left|\bigcup_n(D_n\setminus F_n)\right|\leq \sum_{n\geq 0} \frac{\varepsilon}{2^n}=\varepsilon. \end{equation*}On a donc bien \(\bigcap_n D_n\in\mathcal L\text{.}\)
-
On montre maintenant que \(\mathcal L\) est stable par passage au complémentaire. Soient \(D\in \mathcal L\) et \(\varepsilon>0\text{.}\) Deux cas se présentent:
\(\bullet\) Si \(|D|\lt \infty\text{,}\) soit \(F\subset D\) un fermé tel que \(|D\setminus F|\lt \frac\varepsilon 2\text{.}\) Par définition de la mesure extérieure, il existe un ouvert \(U\) (union dénombrable d'intervalles) tel que \(D\subset U\) et \(|U|\lt |D|+\frac\varepsilon 2\text{.}\)
Alors \(U^c\) est un fermé inclus dans \(D^c\) et on a
\begin{equation*} D^c \setminus U^c = U\setminus D \subset U\setminus F \end{equation*}donc, en utilisant les étapes 1 et 2,
\begin{equation*} |D^c \setminus U^c| \leq |U\setminus F|=|U|-|F|=(|U|-|D|)+(|D|-|F|) \lt \frac \varepsilon 2 + \frac \varepsilon 2 = \varepsilon. \end{equation*}donc \(D^c\in \mathcal L\text{.}\)
Enfin, puisque \(\mathcal L\) est stable par intersection dénombrable et par passage au complémentaire, on en déduit que \(\mathcal L\) est stable par union dénombrable. C'est donc bien une tribu.
Etape 4.
Soit \(B\in\mathscr B(\mathbb R)\) un borélien, et \(A\) une partie de \(\mathbb R\) disjointe de \(B\text{.}\) Soit \(\varepsilon \gt 0\text{.}\) D'après l'étape 3, il existe un fermé \(F\subset B\) tel que \(|B\setminus F|\lt \varepsilon\text{.}\) Alors
Ceci étant vrai pour tout \(\varepsilon\gt 0\text{,}\) on a bien \(|A\cup B| \geq |A|+|B|\text{,}\) comme souhaité.
Etape 5.
Il ne nous reste plus qu'à montrer que la mesure extérieure restreinte aux boréliens vérifie l'additivité dénombrable. De l'étape 4, on déduit, par récurrence, qu'elle vérifie déjà l'additivité finie.
Soit \((B_n)_n \in \mathscr B(\mathbb R)^\mathbb N\) une suite de boréliens disjoints. Alors, pour tout \(N\in\mathbb N\text{,}\)
Par passage à la limite quand \(N\rightarrow\infty,\) on a donc
Puisqu'on a déjà démontré l'autre inégalité (sous-additivité dénombrable pour la mesure extérieure), ceci conclut la preuve.
Remarque 4.3.2.
Quelques-unes des techniques utilisées dans cette preuve sont de grands classiques en théorie de la mesure:
A l'étape 1: démontrer la propriété souhaitée sur les intervalles, ou sur tout autre famille qui engendre les boréliens, et utiliser ensuite des unions dénombrables.
A l'étape 3: Pour montrer qu'une propriété \((\mathcal P)\) est vérifiée sur les boréliens, la vérifier sur une famille génératrice, et montrer que l'ensemble des parties qui vérifient \((\mathcal P)\) est une tribu.
A l'étape 3 encore: se ramener à des ensembles de mesure finie en intersectant avec des intervalles de plus en plus grands (comme \(\rbb -n,n\lbb \)). Ce que l'on peut toujours faire avec des mesures \(\sigma\)-finies.
Il ne nous reste qu'à montrer l'unicité: autrement dit que si \(\mu_1,\mu_2\) sont deux mesures sur \((\R,\B(\R))\) telles que
\(\mu_1(\lbb a,b\rbb) = b-a = \mu_1(\lbb a,b\rbb)\) pour tous réels \(a,b\text{;}\)
Pour tout borélien \(A\text{,}\) pour tout \(t\in\R\text{,}\) \(\mu_1(A+t) = \mu_1(A)\) et \(\mu_2(A+t) = \mu_2(A)\)
on a, pour tout \(A\in \B(\R)\text{,}\)
Mais des boréliens, il y en a beaucoup. Vraiment beaucoup.
On va donc reprendre notre souffle et on se posera cette question demain. Enfin, à la section suivante.
Une fois qu'on aura vérifié qu'elle est unique, la mesure de Borel répond donc à toutes nos exigences: on garde les bonnes propriétés de la mesure extérieure, et on gagne l'additivité (et l'unicité: il n'y a pas trente-six bonnes façons de mesurer).
On va donc pouvoir avancer vers une notion d'intégrale liée à cette mesure: rappelons que le but de tout ceci était d'intégrer des fonctions en découpant, non pas par sous-intervalles sur l'espace de départ, mais sur l'espace d'arrivée, de façon à tenir compte des spécificités de \(f\text{:}\)
La restriction aux boréliens signifie, en revanche, qu'on ne peut pas intégrer toutes les fonctions: il faut que \(f^{-1}(\rbb y_i,y_{i+1}\lbb )\) soit mesurable. L'objet du prochain chapitre sera de départager les fonctions qui vérifient cette propriété.
Mais avant cela, vérifions qu'on ne peut pas tirer un peu plus sur la corde, c'est-à-dire mesurer encore plus d'ensembles avec notre mesure de Borel toute neuve. Ce sera l'occasion de croiser quelques phénomènes de foire parmi les sous-ensembles de \(\mathbb R\text{.}\)
Subsection 4.3.1 Mesure de Borel sur \(\Rb\)
On peut tirer encore un petit peu et étendre \(\mu\) à \(\Rb\text{.}\)
On a vu que la topologie habituelle sur \(\R\) est la topologie induite par notre topologie sur \(\Rb\text{.}\) Mais du coup , par la proposition,
autrement dit, les boréliens de \(\Rb\) sont soit des boréliens de \(\R \text{,}\) soit \(B\cup\{+\infty\},B\cup\{-\infty\}\) ou \(B\cup\{\pm\infty\}\) avec \(B\) un borélien de \(\R.\)
Cela nous permet d'étendre facilement la mesure de Borel \(\mu_1\text{,}\) initialement définie sur \(\B(\R)\text{,}\) à \(\B(\Rb)\text{.}\) On définit la mesure \(\mu_{\Rb}\) de Borel sur \(\Rb\) par
Ce qui nous donne bien une mesure sur \((\Rb,\B(\Rb)):\)
\(\displaystyle \mu_{\Rb}(\emptyset)=\mu(\emptyset\cap\R)=\mu(\emptyset)=0;\)
-
Si \((A_{n})_{n}\subset(\B(\Rb))^{\N}\) est une famille dénombrable disjointe de boréliens de \(\Rb\text{,}\) alors la famille \((B_{n})_{n}\) définie par
\begin{equation*} B_{n}=A_{n}\cap\R \end{equation*}est une famille de boréliens de \(\R\text{,}\) et pour tout \(n\neq m\text{,}\)
\begin{equation*} B_{n}\cap B_{m}=(A_{n}\cap\R)\cap(A_{m}\cap\R)=(A_{n}\cap A_{m})\cap\R=\emptyset \end{equation*}donc
\begin{align*} \mu_{\Rb}\left(\bigcup_{n\in\N}A_{n}\right) \amp =\mu\left(\left(\bigcup_{n\in\N}A_{n}\right)\cap\R\right)\\ \amp=\mu\left(\bigcup_{n\in\N}\left(A_{n}\cap\R\right)\right)\\ \amp =\mu\left(\bigcup_{n\in\N}B_{n}\right)=\sum_{n\in\N}\mu(B_{n})\\ \amp =\sum_{n\in\N}\mu(A_{n}\cap\R)\\ \amp= =\sum_{n\in\N}\mu_{\Rb}(A_{n}) \end{align*}