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Section 3.3 Retour au(x) réel(s) : la tribu de Borel

Revenons à notre problème de déterminer les sous-ensembles sympathiques de \(\R\text{.}\) C'est Borel qui les a trouvé dans les profondeurs de la forêt amazonienne: et l'idée, c'est de partir de ce qu'on sait déjà mesurer.

Avant lui, Cantor (en 1884) et Jordan (en 1893) s'étaient déjà attaqués au problème de mesure des ensembles de \(\R\text{,}\) et plus généralement de \(\R^n\text{.}\)

L'approche de Jordan 1  rappelle l'intégrale de Riemann.

Pour mesurer un ensemble \(E\text{,}\) on "quadrille" \(\R\) (ou \(\R^2,\R^3...\)) par des intervalles (ou carrés, ou cubes) disjoints, et on sandwiche l'ensemble \(E\) qu'on veut mesurer entre l'union \(E_i\) des intervalles (carrés, cubes) contenus dans \(E\) et l'union \(E_e\) des intervalles (carrés, cubes) qui intersectent l'adhérence \(\overline{E}\) de \(E\text{.}\)

De là, Joran appelle étendue intérieure de \(E\) le sup des aires de \(E_i\) pour tous les quadrillages possibles, et étendue extérieure l'inf des aires de \(E_e\) pour tous les quadrillages possibles.

Si ces deux nombres sont égaux, on dit que sa mesure leur est égale, on dit que \(E\) est quarrable, et on sort le champagne.

L'ennui, c'est que cette proposition déclare forfait quand il s'agit de mesurer les ensembles dénombrables denses, comme \(\Q\) (exactement comme l'intégrale de Riemann, en fait), et donc donne une famille d'ensembles mesurables stables par union finie, mais pas par union dénombrable 3 .

Ce qui lui semblait bien suffisant, mais Borel fut le premier à percevoir qu'on ne pouvait se dispenser de l'additivité dénombrable.

En 1898, Borel définit les ensembles mesurables sans donner de critère pour les repérer: il définit la mesure d'une union dénombrable disjointe d'intervalles comme la somme des longueurs de ces intervalles, et de là, il pose

Si un ensemble \(E\) a pour mesure \(s\text{,}\) et contient tous les points d'un ensemble \(E'\) dont la mesure est \(s'\text{,}\) l'ensemble \(E - E'\text{,}\) formé des points de \(E\) qui n'appartiennent pas à \(E'\text{,}\) sera dit avoir pour mesure \(s — s'\text{.}\)

De plus, si un ensemble est la somme d'une infinité dénombrable d'ensembles sans partie commune, sa mesure sera la somme des mesures de ses parties.

―Borel, Leçon sur la théorie des fonctions 4 , 1898 (Chapitre 3, page 46)

\(\leadsto\) Borel décrète que les différences et unions dénombrables disjointes d'ensembles mesurables sont aussi mesurables et montre que ces exigences ne donnent pas de contradiction, sans chercher à décrire précisément la famille de ces ensembles: c'est l'approche axiomatique, dont la puissance commence à être pleinement appréciée en ce début de XXème siècle.

Donc, pour Borel, la famille des ensembles mesurables, c'est la plus petite famille qui contient les intervalles, ainsi que toutes les unions dénombrables et différences d'intervalles. Autrement dit, avec nos notations :

\begin{equation*} \sigma(\{\lbb a,b\rbb ,a\in\R,b\in\R\}). \end{equation*}

Et il se trouve que cette famille est justement celle qui permet de tenir compte du fait que \(\R\) n'est pas un ensemble complètement déstructuré. \(\R\) est un espace topologique.

....

...C'est-à-dire ?

\(\leadsto\) On dit qu'un ensemble \(\Omega\) est un espace topologique 8 , s'il a des sous-ensembles ouverts (et donc, leurs complémentaires sont des ensembles fermés).

Par exemple, \(\R\) est un espace topologique: un sous ensemble \(U\subset \R\) est un ouvert si

\begin{equation*} \forall x\in U,\ \exists r\gt 0\ \text{ t.q. } \lbb x-r, x+r \rbb \subset U \end{equation*}

Et on peut en fait décrire tous les ouverts de \(\R\) à coups d'intervalles:

Exercice 3.3.1. Preuve.

(a)

Trouver une famille dénombrable d'intervalles \((J_n)_n\) pas nécessairement disjoints, tels que

\begin{equation*} U = \bigcup_{n\in\N} J_n \end{equation*}
Indice.

On rappelle que comme \(U\) est ouvert, pour tout \(q\in \in U\cap\Q\text{,}\) il existe \(r_0\gt 0\) tel que, pour tout \(0\lt r\leq r_0\text{,}\)

\begin{equation*} \lbb q-r,q+r\rbb \subset U \end{equation*}

et d'un autre côté, que \(\Q\) est dense dans \(\R\text{.}\)

Spoiler.

On pose, comme suggéré,

\begin{equation*} \mathcal{A}_{U}=\{\lbb q-r,q+r \rbb,q\in U\cap\Q,r\in\Q_{+}^{*},\lbb q-r,q+r \rbb \subset U\} \end{equation*}

La famille \(\mathcal{A}_{U}\) est dénombrable: puisque \(\Q\) est dénombrable, \(U\cap\Q\) aussi, et \(\Q_{+}^{*}\) aussi.

Reste à vérifier que

\begin{equation*} U=\bigcup_{A\in\mathcal{A}_{U}}A \end{equation*}

On procède par double implication.

  • \(\boxed{\supset}\) Pour tout \(A=\lbb q-r,q+r \rbb\in\mathcal{A}_{U}\text{,}\) on a \(A\subset U\text{.}\) Donc \(\bigcup_{A\in\mathcal{A}_{U}}A\subset U\text{.}\)

    C'était l'inclusion facile !

  • \(\boxed{\subset}\) Soit \(x\in U\text{,}\) on cherche \(A\in\mathcal{A}_{U}\) tel que \(x\in A\text{.}\)

    Donc, on cherche \(q_{x}\in U\cap\Q,r_{x}\in\Q_{+}^{*}\) tels que \(x\in\lbb q-r,q+r \rbb \subset U\text{.}\)

    Remarquons déjà que, puisque \(U\) est ouvert, il existe \(\rho \gt 0\) tel que \(\lbb x-\rho,x+\rho \rbb \subset U\text{.}\) Par densité de \(\Q\) dans \(\R\) 10 , on sait qu'il existe un rationnel \(r\) dans l'intervalle \(\lbb 0,\rho \rbb\text{:}\) on a alors

    \begin{equation*} \lbb x-r,x+r \rbb \subset \lbb x-\rho,x+\rho \rbb \subset U. \end{equation*}

    A partir de là, deux cas se présentent:

    • Cas 1: \(\boxed{x\in\Q}\). Dans ce cas, tout simplement, on prend \(q_{x}=x\) et \(r_{x}=r\text{.}\)

    • Cas 2: \(\boxed{x\notin\Q}\). Dans ce cas, par densité de \(\Q\) dans \(\R\text{,}\) il existe un rationnel \(q\in \lbb x-\frac{r}{2},x+\frac{r}{2} \rbb\text{.}\) Mais alors,

      \begin{equation*} x-r \lt q-\frac{r}{2} \lt x \lt q+\frac{r}{2} \lt x+r \end{equation*}

      donc

      \begin{equation*} x\in\lbb q-\frac{r}{2},q+\frac{r}{2} \rbb \subset \lbb x-r,x+r \rbb \subset U. \end{equation*}

      \(\leadsto\) On prend \(q_{x}=q\) et \(r_{x}=\dfrac{r}{2}\text{.}\)

(b)

En déduire une suite disjointe d'intervalles ouverts \((I_n)_n\) telle que

\begin{equation*} U = \bigcup_{n\in\N} I_n \end{equation*}

(c)

Montrer de la même façon que, pour tout \(n\in\N\text{,}\) tout ouvert de \(\R^n\) est une union dénombrable de boules ouvertes disjointes.

\(\leadsto\) On dit que les intervalles ouverts \(\lbb a,b\rbb\) forment une base dénombrable de la topologie sur \(\R\) (et les boules ouvertes sont une base dénombrable de la topologie sur \(\R^n\)).

On en déduit que la tribu engendrée par la famille \(\O_\R\) des ouverts de \(\R\) est la même que la tribu engendrée par les intervalles ouverts de \(\R\text{:}\)

\begin{equation*} \sigma(\O_\R)=\sigma(\{\lbb a,b\rbb ,a\in\R,b\in\R\}). \end{equation*}

Ce qui nous amène à la définition moderne de la tribu de Borel:

Définition 3.3.2. Boréliens de \(\R\).

On appelle tribu de Borel sur \(\R\) sur \(\R\) la tribu engendrée par la famille des ouverts de \(\R\text{.}\) Ses éléments sont appelés les boréliens de \(\R\text{:}\)

\begin{equation*} \mathscr{B}(\R)=\sigma(\O_{\R}). \end{equation*}

L'avantage de cette définition, qui ne dépend plus des intervalles, c'est qu'elle se généralise très largement:

Définition 3.3.3. Boréliens d'un espace topologique.

Soit \(\Omega\) un espace topologique: on note \(\O_{\Omega}\) la famille de ses ensembles ouverts.

On appelle tribu de Borel sur \(\Omega\text{,}\) notée \(\mathscr B(\Omega)\text{,}\) la tribu engendrée par \(\O_\Omega\text{.}\) Ses éléments sont appelés les boréliens de \(\Omega\text{.}\)

\begin{equation*} \mathscr{B}(\Omega)=\sigma(\O_{\Omega}). \end{equation*}

Dans le cas des réels (ne perdons pas le fil !), la tribu \(\mathscr B(\mathbb R)\) contient donc aussi

  • Tous les ouverts et fermés de \(\mathbb R\text{;}\)

  • Tous les intervalles: par exemple, \(\rbb a,b\rbb = \bigcap_n \lbb a- \frac 1n, b \rbb \)

  • Tous les singletons \(\{x\}\) (ce sont des fermés), donc, par union, tous les ensembles dénombrables

  • et d'autres ensembles plus exotiques, comme l'ensemble de Cantor 12 .

  • mais pas l'ensemble exagérément exotique de Vitali, qui nous a détruit la mesure extérieure: on en reparlera un peu plus tard.

En jouant avec les passages au complémentaire et les unions et intersections dénombrables, on trouve toutes sortes de familles d'intervalles qui engendrent \(\mathscr{B}(\R)\text{.}\)

Exercice 3.3.2.

On se contente de montrer les égalités de la trosième ligne; les autres se démontrent de façon similaire.

On continue de noter \(\O_\R\) la famille des ouverts de \(\mathbb R\text{.}\)

(a)

Montrer que

\begin{equation*} \mathscr B(\mathbb R) = \sigma(\{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb R\}) \end{equation*}
Indice.

Double inclusion !

Spoiler.

Pour tout \(a\in \mathbb R\text{,}\) \({\lbb a, +\infty\rbb }\in \O_\R\text{,}\) donc

\begin{equation*} \sigma(\{{\lbb a, +\infty\rbb },\, a\in \mathbb R\}) \subset \sigma(\O_\R) = \mathscr B(\mathbb R) \end{equation*}

Réciproquement, notons \(\T= \sigma(\{{\lbb a, \infty\rbb },\, a\in \mathbb R\})\) pour tous \(a,b\in \R\text{,}\)

\begin{equation*} \lbb a, b\rbb \in \T \end{equation*}

En effet, on a, d'abord,

\begin{equation*} \rbb a,+\infty\rbb = \bigcap \lbb a-\frac 1n, +\infty\rbb \in \T \end{equation*}

donc, puisque \(\T\) est stable par passage au complémentaire,

\begin{equation*} \lbb - \infty,a\rbb =\rbb a,+\infty\rbb ^c \in \mathscr T \end{equation*}

Et de là,

\begin{equation*} \lbb a,b\rbb = \lbb - \infty,b\rbb \cap \lbb a, +\infty\rbb \in \mathscr T \end{equation*}

Maintenant, soit \(U\subset \mathbb R\) un ouvert. Pour \(x\in U\text{,}\) on note

\begin{equation*} I_x = \bigcup \{ I \text{ intervalle},\, I\subset U,\, x \in I\} \end{equation*}

le plus grand intervalle contenu dans \(U\) et contenant \(x\text{.}\)

Alors, pour tout \(y\in I_x\text{,}\) on a \(I_x = I_y\text{.}\) De plus, pour tout \(x\text{,}\) \(I_x\) est un intervalle non vide, donc il existe un rationnel \(q\in I_x\text{,}\) et \(I_q = I_x\text{.}\) On en déduit que

\begin{equation*} U = \bigcup_{q \in U\cap \mathbb Q} I_q \end{equation*}

donc \(U\) est une union dénombrable d'intervalles ouverts. Donc \(U\in \mathscr T\text{.}\)

(b)

Montrer que

\begin{equation*} \mathscr B(\mathbb R) = \sigma(\{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb Q\}) \end{equation*}
Spoiler.

On sait que

\begin{equation*} \{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb Q\} \subset \{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb R\} \subset \sigma(\{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb R\}) \end{equation*}

donc

\begin{equation*} \sigma(\{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb Q\}) \subset \sigma(\{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb R\}) \end{equation*}

Réciproquement, pour tout \(a\in \mathbb R\text{,}\) il existe une suite \((a_n)_n\) de rationnels décroissant vers \(a\text{,}\) d'où

\begin{equation*} \lbb a, +\infty\rbb = \bigcup_n\ \lbb a_n, +\infty\rbb \end{equation*}

donc

\begin{equation*} \lbb a, +\infty\rbb \in \sigma(\{\lbb a, +\infty\rbb ,\, a\in \mathbb Q\}) \end{equation*}

Parfois, il n'est pas très pratique de parler des boréliens de \(\R\) tout entier, si on ne s'intéresse qu'à un sous-ensemble \(X\subset \R\text{.}\)

Mais, à coup de topologie induite, pour n'importe quel sous-ensemble \(X\) de \(\R\text{,}\) on sait sont les ouverts de \(X\): ce sont les ensembles du type

\begin{equation*} U\cap X,\ U\in \O_\R \text{ un ouvert de \R} \end{equation*}

et donc on peut définir les boréliens de \(X\text{:}\)

\begin{equation*} \B(X)=\sigma(\O_X)=\sigma(\{U\cap X,\ U\in \O_\R\}) \end{equation*}

En fait, la tribu \(\mathscr{B}(X)\) est la tribu-trace 13  de \(\B(\R)\) sur \(X\text{:}\)

\begin{equation*} \B(X)=\{X\cap B,B\in\mathscr{B}(\R)\} \end{equation*}

Terminons sur un ensemble de borélien qui n'est pas décrit comme un intervalle ou une union d'intervalles.

Exercice 3.3.3. Un borélien qui n'est pas un intervalle.

On considère l'ensemble

\begin{equation*} A=\{x\in \rbb 0 , 1 \lbb, \text{ le développement décimal de } x \text{ comporte une infinité de }5 \} \end{equation*}

Le but du jeu est de montrer que c'est un borélien !

(a)

Montrer que \(A\) n'est pas un ouvert de \(\rbb 0 , 1 \lbb\text{.}\)

Pire que ça, montrer que \(int(A)=\emptyset\text{.}\)

(b)

Montrer que \(A\) n'est pas non plus un fermé.

(c)

Montrer que \(A\) est un borélien de \(\rbb 0,1 \lbb\text{.}\)

On peut se demander s'il existe des sous-ensembles de \(\R\) qui ne sont pas des boréliens. En fait, c'est le cas de l'ensemble de Vitali, qui nous empêche de nous contenter de la mesure extérieure. On y reviendra un peu plus tard, quand on reparlera de mesure.

On en trouve d'autres, tout aussi bizarres. On a notamment un contre-exemple dû à Lusin:

qu'on trouve dans les paragraphes 36 à 40 de son Cours d'Analyse pour l'Ecole Polytechnique 2 
gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k29024j/f8.item#
\(\Q\) est une union dénombrable de singletons, qu'on sait tous quarrer, mais \(\Q\) lui-même est inquarrable.
archive.org/embed/leconstheoriefon00borerich
archive.org/embed/leconstheoriefon00borerich
www.bibmath.net/dico/index.php?action=affiche&quoi=./d/distance.html
carolinevernier.website/topo_induite.pdf
Voir aussi ici 9  pour la définition générale
www.bibmath.net/dico/index.php?action=affiche&quoi=./t/topologie.html
carolinevernier.website/memos/densite_rationnels.pdf
fr.wikipedia.org/wiki/Ensemble_de_Cantor